/image%2F5121632%2F20221215%2Fob_504f1d_ait-menguellete.jpg)
Rencontré au lendemain de son mémorable concert dans la mythique salle de l’Accor Arena de Paris le 26 novembre dernier, malgré la fatigue, le maestro de la chanson kabyle, Lounis Aït Menguellet, a bien voulu répondre aux questions du Soir d’Algérie. Dans cet entretien, le ciseleur du verbe avec sa sincérité légendaire est revenu sur son dernier concert qui a connu un immense succès avec près de 17 000 personnes dans la salle. Lounis Aït Menguellet a parlé également de sa très longue et riche carrière de 55 ans avec toujours un immense engouement et la même fidélité de son public.
Le Soir d’Algérie : Vous avez effectué cette année une tournée inédite en Algérie, pour la première fois de votre carrière, et le dernier concert était dans la mythique salle de l’Accor Arena à Paris...
L. A. Menguellet : Tout à fait. En Algérie, j’ai animé 12 galas en tout : 7 galas durant le mois de Ramadhan et 5 galas lors de la tournée estivale dans les stades (NDLR : il y a eu également 2 autres galas à l’étranger dont un en France dans la ville du Mans et un autre à l’Olympia de Montréal).
Tout d’abord, comment évaluez-vous cette tournée en Algérie ?
D’abord je dois dire que les galas au pays étaient… je ne dirais pas que je ne m’y attendais pas car je connais mon public… Mon public d’ici et de là-bas est un public formidable. Sans ce public, je n’aurais pas tenu 55 ans. Ces 12 galas au pays étaient tous magiques. C’était vraiment magique ! Là où je me suis rendu, que ce soit aux Ouadias, Azazga,Tizi Ldjama, Amizour, Tigzirt,… Dans tous ces galas, il y avait une totale communion avec le public. J’avais espoir que cette communion se poursuive à l’Accor Arena et elle s’est poursuivie.
Parlons justement de l’Accor Arena. C’est la première fois qu’un chanteur algérien arrive à se produire seul dans une salle de cette envergure...
Oui, à ma connaissance c’est la première fois.
Aviez-vous une appréhension avant ce gala à l’Accor Arena ?
Si je vous disais qu’il n’y avait pas eu d’appréhension, ça serait un mensonge. Il y a toujours une appréhension quand on fait une salle, qu’elle soit grande ou petite. Même quand je faisais le Zénith qui est une salle de 6 000 personnes, l’appréhension était toujours là. Mais je dois dire que Bercy est quand même un morceau inhabituel.
Qu’aviez-vous ressenti en rentrant dans cette salle ?
En rentrant dans la salle, j’étais aux anges, la moitié de ma fatigue a disparu. D’ailleurs, c’est ce qui m’a permis de tenir sur scène !
Nous avons ressenti beaucoup d’émotion dans votre voix quand vous aviez évoqué votre ami Idir…
Oui, c’est vrai, j’étais très ému. L’émotion ne pouvait pas être absente. Je ne pouvais pas ne pas être ému. Le dernier grand gala avec Idir, on l’avait fait ensemble à l’Arena, avec Allaoua. Il est tout à fait logique qu’on s’en rappelle. Je me suis rappelé cela en rentrant sur scène. J’étais d’autant plus ému car sa fille était présente. J’ai proposé, et d’ailleurs c’est ce que j’ai fait, de dédier publiquement ce gala à Idir. Nous étions tous unanimes sur l’importance de cet hommage que ce soit les organisateurs ou Djaffar (NDLR : le fils du chanteur et chef d’orchestre). C’est la moindre des choses… «negh mulac d acu yagh ?» (NDLR : que serions-nous sinon ?!) On n’oublie pas ceux qui sont partis ! Ça a été un grand moment pour moi, surtout renforcé par la présence de sa fille, «tella rriha-s» (NDLR : il y avait son odeur). Allaoua était également sur scène avec nous pour cet hommage. Encore une fois, je trouve que cet hommage est la moindre des choses.
Durant le gala, il y avait également une projection de photos avec plusieurs artistes tels que Matoub Lounes, Cherif Kheddam, Slimane Azem…
Oui, la projection de cette sélection de photos, que j’ai moi-même supervisée, se veut également comme un hommage à toutes ces personnes disparues et qui nous ont beaucoup apporté par leur talent !
Une partie de votre public s’est attendu à des «surprises» bien que vous aviez dit à plusieurs reprises qu’il n’y aurait pas de surprises…
J’ai dit qu’il n’y aurait pas de surprises et de nouvelles chansons car je n’ai pas encore composé de nouvelles chansons. Je ne peux pas imaginer dire aux gens qu’il y aura des surprises ou du nouveau alors qu’il n’y a pas de nouveau. Pour moi, il est impossible que je le fasse. Il est impossible que je mente à mon public. Je ne peux pas répondre autre chose que la vérité. Il est hors de question. Je ne peux pas mentir à mon public. J’ai la prétention de dire que je n’ai jamais menti à mon public. «Anda ara rregh iman-iw ma yella skadbegh» (NDLR : où me mettrais-je si je mentais).
Lounis Aït Menguellet avec une aussi longue carrière : 55 ans. Aujourd’hui, vous êtes le seul artiste algérien qui a une courbe ascendante depuis le début ! 55 ans après, vous arrivez à remplir l’Accor Arena…
Heureux d’apprendre que j’ai eu une carrière ascendante ! Je n’ai pas conscience de cela et je ne l’ai pas recherché. J’ai passé ma vie artistique… je dirais que j'ai passé ma vie tout court à la vivre telle qu’elle vient. Pour moi, c’est très simple : il y a des chansons qui viennent, que j’écris, que je chante et ça continue ! C’est tout. Ce que donnent ces chansons, j’en suis satisfait et c’est bien. Mais je n’ai pas fait de calculs si la courbe est ascendante ou descendante. Je fais les choses telles que je les ressens. J’ai chanté en fonction de ce que j’ai ressenti.
Certains disent qu’à chaque fois, il y a toujours un plus…
Eh bien, j’en suis bien content.
Quand on regarde rétrospectivement votre parcours, est-ce qu’on peut dire que vous avez ouvert la voie des grandes salles à la chanson kabyle ? À vos débuts, vous aviez refusé de chanter dans les cafés comme c’était courant à l’époque, vous aviez animé le premier gala de la chanson kabyle en France à la salle La Mutualité en 1974. Vous êtes le premier artiste kabyle à avoir chanté à la mythique salle l’Olympia en 1978, le premier chanteur kabyle à avoir chanté au Zénith, au palais des Congrès… et en 2022, le premier à faire l’Accor Arena seul…
Ça serait malhonnête de ma part de dire que lorsque j’ai refusé de chanter dans des cafés c’était pour ouvrir des voies. À l’époque, j’ai posé une question très simple : «pourquoi tous les chanteurs dans toutes les autres cultures chantent dans des salles qui sont aménagées pour les spectacles et moi je dois aller chanter dans un café ?» J’ai refusé systématiquement toutes les propositions de chanter dans un café. Je sais que certains disaient de moi «yettkebbir» (NDLR : il est hautain), ou encore «yettara iman-is akka negh akka» (NDLR : il se prend pour ceci ou cela) ce qui ne nous a pas rendu service d’ailleurs.
Faux ! Ce n’est nullement de la prétention de ma part, loin de moi cette idée, surtout quand on pense que le grand Slimane Azem se produisait dans les cafés à l’époque et il aimait cela !
D’ailleurs, parlant de Slimane Azem, il connaissait très bien mon point de vue quant à l’idée de me produire dans un café, lui qui chantait dans les cafés ne s’en offusquait pas, bien au contraire il a respecté et surtout a parfaitement compris ma position. J’ai vécu les choses telles qu’elles sont venues. Un jour, par exemple, je suis venu chanter à la salle Atlas et je me suis aperçu qu’il n’y avait pas de percussionniste.
La salle était archi-comble ! Que faire ? Je me suis arrêté quelques secondes et j’ai lancé un appel auprès du public pour demander s’il y avait un volontaire qui voudrait se proposer pour jouer aux percussions ! Et vous savez quoi ? Quelqu’un s’est proposé et il a fait tout le gala avec moi et ça s’est merveilleusement bien passé !
Encore une fois, et en toute sincérité, je n’ai jamais cherché à ouvrir des voies. Je n’ai rien planifié… Je n’ai fait que vivre ma vie artistique et ma vie tout court, tel que les choses se présentaient et tel que je ressentais les choses.
C’est de la modestie ?
Quand je m’exprime de manière sincère, les gens appellent cela de la modestie (rires). Non, je dirais que c’est de la sincérité.
Vous avez commencé il y a 55 ans. On retrouve dans la salle un public intergénérationnel. Certains sont de votre génération, ou parfois celles d’avant. On y trouve leurs enfants, leurs petits-enfants qui continuent de vous suivre, un public de 4 générations. On voit qu’ils viennent en famille ; c’est rare de voir cela et ça mérite d’être signalé !
C’est vrai, je connais des personnes qui se sont connues à l’Olympia, ils sont venus avec leurs enfants et maintenant leurs enfants viennent à leur tour avec leurs propres enfants. Dire que ça ne me fait pas plaisir, en revanche, relèverait de la fausse modestie.
Votre fils Djaffar est le chef d’orchestre. Il a apporté du renouveau dans les arrangements de vos œuvres, certains observateurs disent qu’il a contribué à embellir vos œuvres...
Dans ma carrière artistique, tout ce qui est intervenu comme changement n’a pas été prémédité. L’évolution est venue spontanément. Mon fils Djaffar aime jouer de la flûte depuis son plus jeune âge. Au demeurant, il arrive à jouer de tout instrument de musique qui lui passe par les mains. Pour faire des arrangements, il faut avoir le plus important : le sens artistique, savoir où placer tel ou tel son, comment le placer et quelle sera son intensité. Cela Djaffar l’avait depuis le départ, je pense qu’il est né avec et il a continué à le développer par la suite.
Vous avez commencé par des chansons sentimentales ensuite vous avez fait un virage dans les années 70…
Ce que vous appelez virage est en fait une continuité logique. Quand j’ai écrit les chansons d’amour, j’avais la vingtaine. Ma première chanson «Ma trud ula d nek akter» je l’ai composée à l’âge de 16 ans. C’est ce genre de problématiques qui préoccupent un jeune de 16 ans.
Donc vous avez suivi les préoccupations «igheblan» d’un être humain, une évolution naturelle qui évolue avec l’âge de l’individu Akken i yettumghur wemdan ...
Oui, c’est ce que je revendique. Je revendique qu’il n’y a pas eu de génie qui est venu à un certain moment pour me dicter de chanter sur telle ou telle thématique, ou d’effectuer tel ou tel virage.
Certains disent que Lounis Aït Menguellet est un visionnaire, d’autres que c’est un observateur, un sociologue. Est-ce qu’il n’y a pas une colère intérieure que vous exprimez mais avec apaisement ? Beaucoup diraient que vous utilisez des mots apaisés et simples là comme dans Yesfaq-agh bezgen waman ou encore Ssendu-t aman a wid yestufan ?
Apparemment, la colère peut être exprimée de différentes façons. Toutes les choses peuvent être expliquées, donc exprimées. Il n’y a pas que la façon coléreuse pour dire les choses. Je dirais même que c’est sans doute beaucoup plus puissant et plus impactant d’exprimer ces colères avec discernement, lucidité, modération et en utilisant comme vous dites des mots apaisés.
Encore une fois, quand j’écris, je ne cherche pas à plaire. Je ne cherche pas à produire tel ou tel effet comme à choisir des mots apaisés par exemple. J’exprime les choses avec sincérité et tel que je les ressens. Je ne sais pas faire autrement. Si les gens estiment que je m’exprime avec des mots apaisés et s’ils ont vu juste ; je suis heureux de l’apprendre ! Ici nous parlons de la colère dans la poésie.
Pourquoi ne pas parler de la colère «ordinaire» dans la vie courante. Quand il y a un conflit, certains le règlent en explosant de colère, c’est leur façon de régler les conflits. D’autres le règlent autrement avec discernement, modération, pondération. Parfois, en procédant ainsi, le conflit se termine avant même que la colère ne survienne. J’estime qu’il faut être raisonnable et qu’il n’est jamais trop tard pour se mettre en colère. J’estime également qu’on peut exprimer un message intense avec apaisement, «Ulac i yecban leɛqel» (NDLR : il n’y a pas mieux que la raison). Quand les choses sont exprimées calmement, ça amène à la réflexion. Or, quand c’est dit avec colère, ça a une moindre portée sur le long terme. Ça peut même être contreproductif.
On dit souvent que Lounis Aït Menguellet est plus qu’un poète, un philosophe, un sage.
Ça me fait plaisir de le savoir, même si je dois avouer que je ne programme pas mon écriture selon ce que penseraient les gens…
Vous dites dans vos poésies que nous sommes un peuple amnésique.
Il est difficile de ne pas constater cette faculté que nous avons d’oublier. D’ailleurs, beaucoup de personnes l’ont constatée également.
Certains l’ont exprimée en écrivant par exemple, d’autres encore en utilisant d’autres moyens d’expression, et moi je l’exprime en chansons, car c’est ce que j’aime faire. Je ne suis pas un super-observateur, je ne suis qu’un observateur ordinaire et je m’exprime en chansons.
La chanson a probablement beaucoup plus d’effet que les autres moyens d’expression…
Il se trouve que la chanson a la chance d’avoir la préférence des gens, c’est une chance. Grâce au soutien de la musique notamment. Car faire des poésies pures pourrait ne pas avoir le même aboutissement, d’abord parce qu’il faut avoir le goût de la lecture, ce qui n’est pas évident pour tout le monde.
Parlons des choix des thématiques que vous abordez dans vos poésies. Est-ce que vous choisissez un thème et vous l’abordez ou ce sont les thèmes qui viennent à vous ?
Je ne m’impose pas d’aborder telle ou telle thématique et je n’attends pas que l’on me dise sur quelle thématique je dois écrire non plus. J’observe autour de moi, quand un sujet me plaît je le traite. Je vous donne un exemple, en parlant de «aman» (l’eau), un jour alors que j’étais au village, en allant à l’association, j’ai rencontré des jeunes sur le chemin que j’ai salués et à qui j’ai demandé comment ils allaient.
Un d'entre eux m’a répondu en me disant : «A Dda Lounis, aqlagh ça va, serreh i waman ad lhun» (NDLR : Nous allons bien Dda Lounis, laisse l’eau couler). Cet échange et cette phrase m’avaient vraiment plu. J’ai continué mon chemin, je suis allé à l’association mais cette phrase n’a cessé de tourner dans ma tête, et c’est à partir de là que j’ai composé la chanson Serreh i waman ad lhun. Il y a, quelquefois, des hasards heureux comme celui-là.
Est-ce qu’il y a des endroits qui favorisent l’inspiration, par exemple votre village ?
L’inspiration peut venir à moi partout où je me trouve et à n’importe quel moment. J’aime mon village par habitude et parce que j’y suis né. D’ailleurs, je ne peux pas vivre ailleurs. Je supporte de venir en France car je sais que je vais finir par rentrer au village. Mais l’idée de vivre en France ou ailleurs me serait insupportable.
Parlons de la situation de la chanson kabyle : aujourd’hui elle est portée sur l’ambiance, on ne retrouve plus la chanson à texte. Et vous, quel est le regard que vous portez sur la chanson kabyle ?
Je ne partage pas votre point de vue. Pour moi, la chanson kabyle en elle-même, au-delà des styles, ne peut pas se porter mal. On est aussi bien capable de la tuer que de la faire rebondir. La chanson kabyle va très bien, simplement il faut continuer dans le sens de lui donner la possibilité de se développer, lui donner les moyens aussi bien en salle qu’en studio. Quand on parle des influences sur la chanson kabyle, je dirais qu’il y a plus important que les influences, car tous les genres musicaux s’influencent entre eux.
Lors du dernier gala à l’Arena, sans vouloir dire que je suis un grand fédérateur, ça m’a fait chaud au cœur de voir que tous les chanteurs que nous avions invités sont venus apporter leur contribution, qu’ils se sont vraiment investis, ça m’a redonné l’espoir que notre chanson a de beaux jours devant elle. Je parle de la chanson kabyle en elle-même, car pour ma part, je considère que la question sur les styles est secondaire. Déjà s’entendre entre nous est quelque chose de merveilleux !
Des projets ? Hormis le single intitulé Takmamt, sorti en 2020, c’est depuis 2017 que vous n’avez pas produit de nouvel album...
Oui, cette chanson Takmamt est venue au vu de la situation, c’était ma façon de contribuer durant le confinement. Pour le moment, je n’ai pas composé de nouvelles chansons.
Lounis Aït Menguellet va-t-il continuer à chanter à l’avenir ?
Je ne sais pas. Je ne vais pas me triturer la cervelle sur ces questions-là (rires).
Quel serait votre métier si vous n’étiez pas artiste chanteur ?
J’aurais été ébéniste, sculpteur (NDLR : le poète est ébéniste de formation).
Certains disent que ce n’est pas le moment de chanter...
La musique est un moyen d’expression comme tous les autres ! Personne ne peut me dicter ma conduite ! J’interdis à quiconque de me dicter ma conduite, là où je peux représenter la chanson kabyle, je la représenterai.
Entretien réalisé par Aziz Kersani ( Source le soir-d'algerie)