Mouloud Mammeri est de la génération des écrivains fondateurs de la littérature maghrébine d’expression française qui avaient pris la plume pour porter la parole des autochtones, pour exister par eux-mêmes et pour protester contre la vision exotique véhiculée par les écrivains français de la première moitié du XXe siècle sur les Maghrébins.
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Les Algériens Mammeri, Feraoun, Dib, Kateb, entre autres, exprimaient dans leurs premiers ouvrages une contestation véhémente de l'ordre colonial et une dénonciation des effets de la colonisation sur la population. Les critiques littéraires soulignent une caractéristique du roman nord-africain d'expression française: la plupart des écrivains, notamment durant la période coloniale recourent à l'autobiographie. Taos Amrouche disait qu'«i n'y a de livre qu'autobiographique» et Rachid Boudjedra que «l'écrivain ne parle jamais que de lui-même». Tous, de Mohammed Dib à Kateb Yacine, en passant par Mouloud Mammeri et Mouloud Feraoun, Taos et Jean Amrouche, Assia Djebar, s'inscrivent dans cette singularité. Mouloud. Mammeri, en entrant au lycée en sixième au Maroc, va découvrir un autre monde, d'autres valeurs que les siennes.
L'enseignement va marquer sa jeune sensibilité. Loin de se laisser assimiler par la culture française, il va au contraire prendre conscience du danger encouru par sa propre culture dont la politique coloniale menace l'ensemble du patrimoine. Déjà à 35 ans, au moment de la parution de La Colline oubliée, il alerte sur le risque de l'aliénation culturelle et du déchirement induit par le contact avec la culture occidentale.
La mission, voire le sacerdoce, qu'il assumera sans répit tout au long de sa vie, consistera à s'élever contre l'acculturation de la population et la perte des valeurs ancestrales et à s'efforcer de défendre autant qu'il le pouvait l'héritage culturel ancestral. Moins connu que La Colline oubliée (Plon-Paris-1952), Le Sommeil du juste, paru en 1955 chez Plon, à Paris, est, de l'avis de nombreux critiques, le roman le mieux abouti, le mieux élaboré de Mouloud. Mammeri.
À sa lecture, on reconnaît les thématiques et les quêtes de celui qui sera plus tard le«revivificateur» de la culture et de la langue amazighes. Le Sommeil du juste èè raconte, à travers l'itinéraire mouvementé des personnages principaux, l'histoire de la décomposition d'une société, de son impuissance devant les conséquences destructrices de la colonisation sur l'acculturation et la perte de valeurs. Le père, représentant de l'ancien ordre social, détenteur de la notion de l'honneur kabyle, malmené, martyrisé, humilié par son cousin plus riche rêve d'une vengeance qu'il ne peut concrétiser. Mohand, le fils ainé, qui rêvait de changer de vie en partant en France, en revient malade de la tuberculose, plus ravagé par son désir de vengeance qu'il finira par assouvir que par sa maladie. Slimane le plus jeune fils, part à l'intérieur du pays pour chercher du travail et découvre, lui qui ne parle que le kabyle, qu'il est étranger dans son propre pays et réalise que les mâchoires du colonialisme seront difficiles à écarter. Contraint par la tradition, il épouse Mekioussa, veuve de son frère Mohand, alors qu'il est amoureux de Dahvia. Quant à Arezki, le personnage qui prend le plus de place dans le roman, dont l'itinéraire et la personnalité font penser à une part d'autobiographie dans le roman, représente le réceptacle en même temps que le porte-voix des questionnements et des tiraillements qui constituent les thématiques de l'ouvrage. Arezki se cherche: après avoir divorcé avec son village et rejeté tout ce que représente sa société, il tente de s'insérer dans la culture occidentale mais après son expérience de la vie au front, il finit par perdre sa foi et ses illusions dans les valeurs humanistes inculquées par l'école française et réalise que tout compte fait, il n'est et ne restera qu'un Imann-Indigène musulman algérien non naturalisé. Son dernier acte, symboliquement, sera de rejeter et de brûler ses classiques (Montesquieu, Molière, Shakespeare) avant de retourner auprès des siens. Arezki, l'intellectuel, devient avec la perte de ses illusions, le porte-parole de la revendication anticolonialiste, celui par qui les mots sont dits. Ainsi, sur la question de la guerre menée par les peuples colonisés pour défendre la France, il dit à son frère Slimane qui espère un changement avec le retour de la paix: «Et tu seras gueux comme devant». Et au juge devant lequel il est traduit: «Ã vrai dire j'aurais aimé que pour moi comme pour les autres la paix soit revenue ce jour- là.», allusion évidente de l'auteur au massacre du 8 mai 1945.
La guerre est celle de 1940, mais quand Arezki dit dans sa lettre à son maître que la guerre est «la providence des malheureux», et qu'elle permet «aux pauvres d'être heureux», nous pouvons penser que Mouloud Mammeri justifie le recours à la guerre pour se libérer du joug de la colonisation.
Les thèmes de l'identité, de la destruction de la langue kabyle et celui de la perte des repères culturels sont récurrents dans le roman. Maintes fois, l'auteur nous rappelle l'exil intérieur du père et de Slimane qui ne parlent que le kabyle. Voici un extrait d'une conversation entre le père et le Komisar traduite par l'interprète de ce dernier:
«Le chef demande ce que tu parles.
- Le kabyle.
- L'administrateur te demande si tu ne pourrais pas parler comme tout le monde.
- Dis-lui, si ce n'est pas l'offenser, que le kabyle est la langue de mes pères»
On retrouve dans «le Sommeil du juste tous les procédés de la littérature: l'auteur recourt à la métaphore, au symbolisme, aux emprunts, au dialogue. Ce qui est remarquable, ce sont les traductions littérales de certaines expressions du kabyle au français (Passe le bonjour), la kabylisation de certains mots français (le Komisar), comme pour afficher une volonté de s'accaparer la langue, de se poser comme un écrivain algérien, kabyle. Le recours au dialogue permet de donner la parole à Arezki, l'intellectuel, qui maîtrise les concepts, et d'exposer à travers lui les interrogations, les tiraillements, les déchirements et les conflits intérieurs liés à la confrontation entre d'une part l'ordre ancestral et la modernité représentée par la culture occidentale, d'autre part entre la société autochtone et la colonisation.
Les bouleversements sont patents: le père n'a plus de repères, il n'est même pas compris quand il parle dans sa langue. Slimane perd ses illusions: il espère que la fin de la guerre améliorera leurs conditions de vie, mais réalise qu'il faudra chercher d'autres voies (la lutte armée) pour y arriver. Arezki, lui, est balloté par les événements: après avoir tout rejeté, tout dénigré, renié sa foi et sa culture, il revient contraint et penaud auprès des siens, ayant perdu sa foi dans l'humanisme.
L'autre stratégie employée par Mammeri dans Le Sommeil du juste est le texte épistolaire.
Le procédé est pratique en ce sens qu'il donne la possibilité au locuteur de développer son raisonnement. Arezki y a recours pour s'adresser à son maître et lui faire part de sa désillusion après avoir été victime de discriminations: «Pendant trois ans vous nous avez parlé de l'homme. J'y ai cru (...) avec quelle ferveur...mieux que quiconque vous le saviez. Quelle n'a pas été ma stupeur de découvrir chaque jour plus irréfutablement que l'homme n'existait pas, que ce qui existait c'étaient les Imann et les autres».
Mammeri pose dès ses premiers pas d'écrivain les problématiques de l'identité, de la langue, de la culture et déconstruit en parallèle le mode de pensée occidental qui prône et répand les valeurs humanistes d'un côté, et de l'autre méprise, asservit et exploite d'autres peuples.
Par Slimane SAADOUN (Source l'expression)